LOTTO (L.)

LOTTO (L.)
LOTTO (L.)

L’importance de Lotto, longtemps situé en marge des histoires de l’art parce qu’il ne s’inscrit pas aisément dans la courbe d’évolution de la peinture vénitienne, a été reconnue pour la première fois par Bernard Berenson dans une de ses études de jeunesse (1895). Bien que vénitien d’origine, Lotto, qui travailla surtout en dehors de la cité de la lagune, est un de ces indépendants qui, tels Pordenone, Romanino, Savoldo, tout en bénéficiant du rayonnement de l’art vénitien, ont trouvé dans des foyers marginaux des conditions favorables à une liberté d’expression, voire à des audaces qui sont en contradiction avec la permanence du classicisme vénitien, maintenu sans défaillance de Bellini à Titien et à Véronèse. La vie de Lotto, comme son art, laisse percevoir chez cet artiste quelque tourment profond, en contrepoint avec une vitalité débordante. Nature impressionnable, il a voulu faire son profit des influences les plus diverses: Bellini, Raphaël, fra Bartolomeo, Botticelli, Dürer, Holbein le Jeune, Corrège, Titien. Malgré l’inquiétude qui l’habite, il ne peut être rattaché au courant maniériste, car son art est robuste. Tour à tour romantique, dramatique, jovial et même non dénué d’humour, Lotto inaugure à Venise ce qu’on pourrait appeler la «peinture de tempérament».

Un indépendant

Né certainement à Venise, issu probablement d’une famille bergamasque, Lorenzo Lotto s’est formé on ne sait où ni comment. Dès sa jeunesse, il commença une existence gyrovague; vers 1495 déjà, il avait dû aller dans les Marches, où plus tard il travailla beaucoup; on a supposé que son père était un négociant qui l’aurait mis en relation avec sa clientèle dans ce territoire privilégié de son activité. En 1503 il est à Trévise et en 1506 à Recanati (dans les Marches). On le retrouve à Trévise en 1506. En 1509 se situe le début d’un séjour à Rome, où il travaille plusieurs années aux chambres vaticanes. Le voici de retour dans les Marches en 1512, à Jesi et à Recanati. De 1513 à 1526, il est établi à Bergame et c’est la plus longue période de stabilité de cet homme itinérant, bien que pendant ce séjour il ait fait encore plusieurs voyages dans les Marches. Berenson a remarqué qu’il paraît y avoir eu quelque accord intime entre l’artiste et ce peuple de Bergame qui, selon des relations contemporaines, aurait été disposé au caprice et à l’humour. Après 1526, on a peine à suivre Lotto dans ses déplacements. Cette année même, il est à Venise et à Bergame, en 1527 de retour à Venise, en 1530 ou 1531 à Jesi, en 1532 à Trévise, en 1535 à Jesi, en 1538 à Ancône. C’est cette année-là qu’il ouvre un livre de comptes qui donne de précieux renseignements sur la fin de sa vie. En 1540 il est à Venise, en 1542 à Trévise, en 1545 à nouveau à Venise, en 1549 à Ancône où il réside jusqu’à 1552. Son livre de comptes porte des réflexions morales et révèle un homme passionné d’introspection: il se plaint d’être mal payé et paraît avoir eu des rapports difficiles avec ses amis, ses clients, ses aides enfin, qui ne restaient pas longtemps dans son atelier et qui souvent le volaient: Lotto ne faisait jamais ses prix lui-même et s’en remettait au commanditaire. Cependant, il ne faudrait pas voir en lui un caractériel quelque peu atrabilaire comme Pontormo; on sait par l’Arétin que sa nature était pleine de bonté. Solitaire (ses testaments révèlent qu’il resta célibataire), il vécut pauvre malgré son travail et ses talents, toujours endetté, payant sa subsistance avec des tableaux, parfois recueilli par des couvents ou des amis. À Ancône, il dut organiser avec ses œuvres une loterie qui eut peu de succès. Vieux et indigent, il obtint en 1554 d’être accueilli comme oblat à la Santa Casa de Lorete, où il mourut.

Les composantes d’une œuvre

Vasari dit que Lotto s’est formé auprès de Bellini et de Giorgione. Berenson a supposé qu’il se reliait plutôt à la famille concurrente des Vivarini, peintres de Murano, dont le chef était alors Alvise, ces artistes ayant, comme lui, beaucoup travaillé dans les Marches. Il fait observer en outre qu’on trouve dans les œuvres de Lotto les valeurs de tension entre le gothique et le byzantin qui caractérisent l’art vénitien de la première partie du XVe siècle et que poursuivirent ultérieurement les peintres archaïques de Murano. En ses débuts, il paraît avoir été fortement marqué par une empreinte nordique qui reste mystérieuse et que manifestent d’indéniables parentés avec Dürer, Jacopo de Barbari, l’école du Danube (Saint Jérôme dans le désert du Louvre, 1506; Saint Jérôme pénitent du Castel Sant’Angelo à Rome; Sainte Famille de la Galerie Borghèse à Rome encore) et même avec Holbein le Jeune, auquel fut attribué longtemps le Portrait de jeune homme sur fond blanc de Vienne. Annoncée par celle de Pérugin qu’il avait dû pressentir dans les Marches, l’influence de Raphaël fut décisive sur Lotto. Les fresques de l’oratoire Suardi à Trescore (1524) ou celles de San Michele al Pozzo Bianco de Bergame (1525), les cartons pour les marqueteries des stalles de Santa Maria Maggiore de Bergame (1523-1532) foisonnent de réminiscences des stanze et même de la chapelle Sixtine. En cette période heureuse, où il semble connaître un moment de stabilité à Bergame, Lotto produit pour cette ville ses plus beaux tableaux d’autels, ceux de San Bartolomeo (1516), de San Bernardino (1521), San Spirito (1521). Il anime la scène de la Sainte Conversation vénitienne, figée dans un immobilisme sacré par Giovanni Bellini, transformée en réunion aristocratique par Titien, et il en fait un centre de débats vivants, voire passionnés, auxquels participent activement la Vierge et l’Enfant dans un espace que parcourt une sorte de dynamisme qui se communique de geste en geste, de regard en regard et qui, en pleine époque maniériste, annonce le baroque. Il fait preuve d’un remarquable sens de la composition, fondé sur la liaison des arabesques vivantes; contrairement au courant giorgionesque qui alimente l’école vénitienne, il pratique le ton local; cette franchise de la couleur a assuré à ses tableaux une remarquable conservation qui contraste avec l’altération des œuvres de Titien. Il s’affirme en toute liberté, avec sa sensibilité frémissante, sa joie de vivre, sa tendresse spontanée, son humour, voire sa malice et son espièglerie. La composition, chez Titien, est toujours «typique»; chez Lotto, elle est toujours imprévue. Aussi bien dans le format de la prédelle que dans la dimension du tableau d’autel, se renouveler dans chaque œuvre est pour Lotto un jeu passionnant. Il pratique vis-à-vis de l’iconographie religieuse une licence qui va jusqu’à l’irrévérence, comme dans l’Annonciation de Santa Maria sopra Mercanti à Recanati, où la Vierge tourne le dos à l’ange; on y voit aussi un chat s’enfuir, effrayé; mais il s’agit là, semble-t-il, d’un détail chargé de symbolisme: l’animal est l’image du diable chassé par l’ange annonçant le mystère de l’Incarnation.

Entre 1530 et 1540, Lotto paraît avoir subi l’influence de Titien, dont le tempérament est si étranger au sien, ce qui explique sans doute certaines faiblesses des œuvres de sa vieillesse, à l’exclusion des portraits. La curiosité de Lotto s’adresse à tout ce qui est objet à peindre: il s’attarde çà et là à d’admirables natures mortes; qu’il soit urbain ou rural, le paysage chez lui est toujours observé avec amour, animé par une lumière fine, quasi eyckienne; Lotto a le sens des ombres chaudes, tamisées, transparentes; il sait montrer le passage insensible de l’obscur au clair dans une voûte et le mystère de la lumière nocturne dans quelques Nativités.

Un nouveau sens du portrait

C’est dans le portrait que Lotto s’est montré le plus novateur. Le portrait italien avait toujours tendu vers le portrait de société, même au XVe siècle où l’affirmation de l’individu restait soumise à la définition d’un type. Au XVIe siècle, Titien voit toujours poser devant lui le «parfait patricien» d’une société qui de l’harmonie a fait son éthique; quant aux maniéristes florentins ou parmesans, ils ne voient que l’homme de cour. Lotto inaugure le portrait psychologique, cherchant à pénétrer dans chaque homme qui pose devant lui ce qui lui est propre: son caractère. À côté des portraits qui lui ont été commandés, on sent que d’autres, les plus personnels, sont des effigies d’amis, tel cet Homme mélancolique qui pose la main sur des pétales de roses et sur des pervenches dissimulant un petit crâne en ivoire (galerie Borghèse, Rome). Il a même représenté un homme malade, âgé de trente-sept ans, désignant de la main son foie, siège de sa douleur; c’est une rencontre remarquable avec un dessin de Dürer, qui atteste les affinités psychologiques des deux hommes; on a pensé que ce pouvait être un autoportrait, ce que semble infirmer la date révélée par le style du tableau. Lotto a voulu faire des «portraits parlants» en quelque sorte «oratoires», comme seront les portraits du XVIIe siècle. Pour caractériser la personnalité d’un homme, il a presque toujours recours à un attribut professionnel: compas et plan de l’architecte (Berlin), statue du sculpteur (coll. Meyer, Mexico), sphère armillaire de l’astronome (galerie Van Diemen, New York), pièces de collection de l’antiquaire (Andrea Odoni , Hampton Court), arbalète du chasseur (Capitole, Rome), carte des Indes de Christophe Colomb (coll. Ellsworth, Chicago), livre commenté du professeur (palais Martinengo Salvadago, Brescia), livre de recettes du médecin (Agostino et Nicolò della Torre , National Gallery, Londres). Le livre lui sert très souvent, mais il sait en varier la signification, distinguant le livre sagement ouvert par le protonotaire (Zulian , National Gallery, Londres), de l’ouvrage feuilleté fièvreusement par ce jeune homme romantique vu dans son studio (Académie, Venise). Souvent cet attribut est symbolique; le symbole est facile à déchiffrer quand il s’agit du crâne, qui revient plusieurs fois, de ces pétales de roses répandus sur la table du Jeune Homme de l’Académie ou de ceux que froisse dans sa main l’Homme mélancolique de la galerie Borghèse; ils évoquent la brièveté de la vie. Mais ces attributs sont souvent hermétiques, comme le Cupidon, les deux pieds dans une balance, de l’Homme de trente-sept ans de la galerie Borghèse, le lézard du Jeune Homme de l’Académie, cette griffe d’or du Portrait d’homme du musée de Vienne, tous les signes zodiacaux ou cosmiques réunis dans le Portrait d’homme d’une collection privée de Milan ou encore le feu dans la cheminée du pseudo-Henri VIII (musée de Naples). Du point de vue formel, le portrait de Lotto part des modèles bellinesques, s’inspire beaucoup de Holbein le Jeune (ce qui le fait parfois ressembler à Moroni), mais devient vite personnel et, en tout cas, ne s’approche jamais de Titien.

Signification de Lotto

Lotto appartient à ce courant anticlassique de la Renaissance qui naît vers 1515-1520, au moment où le classicisme connaît son apogée, mais aussi sa fin (à l’exception de Venise). À côté du maniérisme, mouvement de contestation pure, qui est un des aspects de cette tendance, il en est un autre qui prélude aux recherches du baroque. Dans l’Italie centrale et l’Italie du Nord, Corrège et Lotto illustrent remarquablement cette seconde tendance; ils se côtoient, au point qu’on ne sait pas très bien lequel a pu précéder l’autre, ou si leurs affinités ne sont pas de simples rencontres. Cependant Corrège poursuit ses spéculations dans un canon formel romain, issu de Michel-Ange et de Raphaël. L’enquête de Lotto est beaucoup plus vaste et va jusqu’à assimiler les recherches de la peinture nordique. C’est un inlassable investigateur, pour qui chaque tableau est une expérience nouvelle, on pourrait presque dire une aventure. Artiste jamais satisfait, curieux d’innovation, vrai peintre d’avant-garde (cf. Germain Bazin, Histoire de la peinture d’avant-garde ), il est bien, comme l’a vu dans une intuition géniale Berenson, «l’anti-Titien».

Il est des peintres qui évoluent dans la continuité, Titien ou Braque; d’autres dans le mouvement, Lotto ou Picasso. Le tempérament de Lotto oscille entre l’enthousiasme et la mélancolie, ce dernier sentiment n’animant que ses portraits; mais son talent est nourri par un vitalisme sans défaillance qui fait de lui un prébaroque.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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